XI
Contre mauvaise fortune, bon cœur

James Raymond feignait de ne pas voir les matelots qui tendaient des prélarts au-dessus de la dunette, tandis que d’autres gréaient des itagues pour mettre les embarcations à l’eau. Le Tempest n’était pas mouillé depuis cinq minutes, dans la baie en forme de champignon, qu’il se présentait à bord, écumant de rage.

Ses efforts pour transformer les choses à sa convenance exaspéraient Bolitho. Raymond avait tant voyagé, et si loin ! Accepter la réalité, était-ce si difficile ?

— Jamais ! On ne me fera jamais croire qu’un bateau de Sa Majesté, une frégate de trente-six canons, puisse être mise en échec et presque coulée par un vulgaire pirate !

Foin de rhétorique, pensa Bolitho avec lassitude. Il avait trop de travail pour s’épuiser à le convaincre. Raymond avait son opinion, acquise sans doute dès que sa vigie lui avait annoncé le retour des bateaux.

La petite goélette avait été dépêchée en avant-garde pour le préparer. Mais la vue du Tempest défiguré par la perte du mât et de la vergue de grand perroquet n’avait fait qu’accroître sa fureur. Bolitho aperçut Isaac Toby, le charpentier ; son visage de chouette était aussi rouge que son vieux gilet ; entraînant avec lui une équipe décimée, il marquait d’un coup de couteau les pièces de bois éclatées et désignait ce qui devait être immédiatement remis en état. Sûr que son compagnon, Sloper, lui manquait.

On avait débarqué les blessés graves. Les autres auraient à redoubler d’efforts, surtout dans les jours qui allaient suivre. Il regarda au-dessus de l’eau miroitante. Raymond avait cessé de récriminer pour mieux l’observer. En équilibre sur son reflet comme sur son double parfait, la frégate française Narval se balançait doucement, retenue par ses câbles d’ancre. Ses tauds étaient bien tendus, et elle avait plusieurs embarcations à l’eau, dont un cotre de garde qui tournait sans répit.

Raymond recommençait à vitupérer :

— Il serait temps que vous preniez un peu de recul, commandant. Vous tournez le dos à un Français sous prétexte que ses idées sont différentes des vôtres. Vous vous rendez compte de l’embarras que vous me causez ? Je représente le roi George, le pays qui arme la plus puissante flotte du monde, et me voilà dans l’obligation d’avoir recours aux services d’un vaisseau de guerre étranger ! Bon Dieu, Bolitho, si l’empereur de Chine mettait une jonque à ma disposition, je l’accepterais ! Et plus vite que vous ne le croyez !

Il allait et venait sur le pont, ses semelles ramassaient des échardes ; il continua :

— C’est toujours la même chose, on exige de moi des miracles, alors que je ne dispose en guise de soldats que d’une bande de guignols et de têtes de cochon !

Il fixa Bolitho. Il s’échauffait, c’était évident.

— Quant aux marins, ils ne valent guère mieux !

Herrick arriva de l’avant et salua :

— Commandant, tous les blessés qui étaient sur la liste du chirurgien sont à terre. J’ai donné ordre au bosco de commencer les travaux sur le mât de perroquet…

Raymond l’interrompit brutalement :

— C’est ça, arrangez-le bien. Qu’il soit beau de la quille à la pomme du mât. Que Mathias Tuke puisse recommencer à faire joujou avec !

Bolitho fit un signe du menton ; Herrick se retira.

— M. Herrick ne mérite pas cela, Monsieur. C’est un homme courageux et un excellent officier. Des héros sont morts, le dernier ce matin même. C’était un fusilier marin, Watt. Gwyther se demande comment il a pu survivre aussi longtemps à une telle blessure. Je commande ce bateau et j’en assume toute la responsabilité.

Il regarda Raymond dans les yeux :

— Tuke est plus malin que je ne le croyais. Peut-être n’ai-je vu que ce que je voulais voir. Mais quoi qu’il en soit, c’était ma décision.

Il baissa la voix : Keen passait auprès d’eux.

— Nous ne devons pas en faire une affaire personnelle, inutile d’envenimer la situation.

— Je n’ai pas oublié qui commandait le Tempest. Mes dépêches pour Londres contiendront un rapport circonstancié en ce qui vous concerne. Et vous n’avez pas à me donner de leçons de comportement. Il me semble que mes sentiments à votre égard sont clairs. Maintenant que votre chance a tourné, vous n’allez pas pousser le culot jusqu’à me demander des faveurs, non ?

— Ce sera tout, Monsieur ?

Bolitho serrait les poings derrière son dos : il venait de se faire joliment piéger. La fatigue. Ou bien il perdait conscience de la réalité, comme Le Chaumareys. Raymond s’épongea le visage et poursuivit :

— Pour le moment, je vais réunir l’état-major afin d’organiser la chasse contre Tuke et ses sbires. Si, par la même occasion, nous pouvons capturer le prisonnier français pour de Barras, tant mieux ! Étant donné les circonstances, c’est le moins qu’on puisse faire. De Barras représente son pays, et il a l’autorité nécessaire pour agir et se faire obéir. Nous ne sommes pas en guerre et lui, au moins, il sait ce qu’il veut.

Bolitho songea à la cabine du Narval, aux tapis luxueux, au garçon terrorisé en train de servir le vin. Et surtout à la façon qu’avait le Français de couvrir les traitements brutaux et sadiques auxquels étaient soumis ses hommes. Il se força à demander :

— Comment Hardacre a-t-il pris les nouvelles ?

Raymond haussa les épaules.

— Je ne sais ce qu’il pleure le plus, ses indigènes bien-aimés, qui ont trucidé ses hommes aussi bien que les vôtres, ou le fait qu’il n’a plus sa propre armée pour plastronner ! Je ne serai satisfait que lorsque j’aurai de vrais soldats ici. Les amateurs m’insupportent, en toutes circonstances !

Il se dirigea vers le passavant et regarda son bateau :

— Un brick va bientôt arriver d’Angleterre. Il fera escale ici, en route pour la Nouvelle-Galles du Sud. Je ferai réembarquer les gardiens pour Sydney, d’où ils viennent. Alors on n’aura plus d’excuses pour ne pas m’envoyer des soldats compétents.

Malgré la haine qu’il éprouvait pour cet homme et la douleur que lui causaient les événements, Bolitho se laissa visiter par un pressentiment.

Compte tenu de l’incendie du village et de ce qu’avait rapporté Herrick, les espoirs de Hardacre étaient devenus de pures chimères. Pour se venger de Tuke qui avait brûlé leur village, les insulaires avaient écrasé la milice de Finney, et failli tuer Herrick. Les vieilles haines ressurgiraient, dressant île contre île, tribu contre tribu.

Ce qui avait le plus frappé Bolitho quand le Tempest était revenu mouiller dans la baie, c’était l’absence de pirogues et de nageurs du village. Les jeunes gens et les jeunes filles étaient toujours là, sur la plage, sous les frondaisons, mais ils gardaient leurs distances.

On eût dit qu’ils avaient peur d’approcher, d’être contaminés, de perdre cette simplicité et cette sécurité qu’ils avaient cru intangibles.

— Et en attendant qu’ils arrivent, Monsieur ? demanda Bolitho.

Il connaissait déjà la réponse.

— Ce sera votre responsabilité, commandant. Il reste à Hardacre suffisamment d’hommes pour s’occuper du comptoir. Quant à vous, vous veillerez sur son développement – ceci figurera dans votre rapport. Une lourde responsabilité.

Il regarda autour de lui ; ses yeux étaient presque cachés dans l’ombre.

— Je m’intéresse beaucoup à vos succès.

Il fit un bref signe de tête à la garde et descendit dans son canot.

Herrick traversa le pont et dit sans ambages :

— Celui-là, je m’en débarrasserais volontiers.

Bolitho mit sa main en visière et regarda les baraquements, les palissades et les casemates rustiques. Viola devait sûrement observer la frégate ; elle savait à quel point son mari était impatient de se rendre sur le Tempest, ne serait-ce que pour ajouter sa pierre aux ennuis du commandant.

Les choses n’avaient guère changé : seuls manquaient les indigènes rieurs. La petite goélette chargée de ballots et de paniers était en partance pour les îles voisines. Il fallait assurer la sécurité des routes commerciales, regagner la confiance des habitants. Hardacre allait de nouveau tenter sa chance, comme il l’avait toujours fait.

— Je veux être prêt à prendre la mer le plus vite possible, ordonna Bolitho. Travaillez jusqu’à la nuit tombée et postez une sentinelle à terre lorsque vous irez chercher des fruits ou de l’eau.

Herrick acquiesça :

— J’ai entendu par hasard la dernière chose qu’il vous a dite, commandant. Cette décision de vous infliger la garde des prisonniers, c’est inqualifiable. Comme si vous aviez besoin de cette corvée supplémentaire !

Bolitho sourit gravement :

— Les prisonniers ne nous causeront pas d’embarras. Je doute qu’ils cherchent à s’aventurer loin des baraquements.

Il se retourna : on embarquait les nouveaux cordages.

— De toutes façons, nous faisons ce pour quoi on nous paye.

Il se dirigea vers la descente :

— Dites à Noddall…

Il s’interrompit net. Herrick le regarda :

— Commandant ?

— Rien, j’ai déjà oublié.

Et il disparut dans sa cabine.

Herrick s’avança lentement vers les bastingages et regarda les plages accueillantes… Accueillantes ? Il repensa à la grande tache de sang sur le sable, aux cadavres en train de gonfler au soleil ; il frissonna. Revoir le phare de Saint-Antoine, marcher sur les berges de la Medway, sentir le parfum des fermes et des arbres fruitiers… Dieu sait qu’il n’aimait pas rester à terre trop longtemps, mais il avait besoin de savoir qu’il pouvait y retourner. Borlase le rejoignit.

— Monsieur, à propos des promotions au grade de quartier-maître, j’ai quelqu’un de bien dans ma section.

Herrick se cala confortablement les épaules dans son habit. Tout reprenait son cours normal, il fallait revoir le rôle d’équipage, répartir les quarts, tenir compte des pertes. Il fallait nommer les estropiés à des postes où ils pourraient se rendre utiles. Il fallait trouver un remplaçant à ce pauvre Noddall. Il se retourna lorsque la sentinelle cria de la coupée :

— Les voilà ! Le canot est de retour !

Borlase ajouta rudement :

— Les factionnaires ramènent les deux déserteurs ! Après ce que nous avons enduré, j’espère qu’on va les fouetter jusqu’au sang.

— Je ne pense pas, dit Herrick en regardant le bateau approcher.

Les deux silhouettes prostrées étaient assises au milieu des fusiliers.

— Nous manquons de bras, par Dieu ! Et ces deux-là vont en mettre un coup !

Jury s’approchait, accompagné d’un officier marinier. De l’autre côté, la veste rouge du charpentier : il voulait lui parler, lui aussi. Questions, réponses, demandes diverses. Il sourit. La journée ordinaire d’un second.

 

La réunion d’état-major rassemblait des personnages fort hétéroclites. Raymond, très maître de lui, l’air sévère, siégeait derrière un vaste bureau de fabrication locale. John Hardacre tranchait de façon curieuse sur l’austère élégance du gouverneur avec sa barbe et ses cheveux embroussaillés, avec sa tunique bizarre, mollement boutonnée.

À l’autre bout de la pièce, les jambes négligemment croisées, le capitaine du Narval, le comte de Barras, était assis en compagnie de son lieutenant, du nom de Vicariot. Tous deux semblaient d’éclatantes figures en bleu et blanc, tandis que la coiffure du premier apportait à la scène une touche d’irréalité supplémentaire. Ils étaient si bien mis que Bolitho eut le sentiment d’être vêtu de guenilles. Il jeta un coup d’œil à Herrick, qui éprouvait la même impression.

Le contremaître, un certain Kimura, complétait le tableau. C’était un métis du comptoir ; une grande balafre en travers du visage lui donnait l’air d’un bourreau. Bolitho s’assit aussi dignement que possible dans le grand fauteuil en rotin et se demanda ce que deviendrait cet endroit dans quelques années : on y édifierait un bâtiment immense, magnifique, entouré d’une communauté prospère de marchands et de fonctionnaires ; il y aurait des employés et des administrateurs, des experts de tout poil venus d’Angleterre. Ou bien il péricliterait, comme d’autres établissements que Bolitho avait vus dans les mers du Sud, envahis par la jungle, abandonnés des mêmes insulaires qui étaient venus s’installer près de ces avant-postes.

Par la longue fenêtre, derrière un écran de nattes ajourées, il voyait le fond de la baie, une langue de terre vert foncé à l’horizon. La mer en mouvement paraissait enfermée dans ce cadre comme à l’intérieur d’une digue. Le Tempest était à l’ancre depuis cinq jours déjà. On y travaillait dur, on s’emportait à la moindre occasion. Trois hommes avaient reçu le fouet ; en d’autres temps, ces incidents mineurs auraient été réglés à l’amiable. Bolitho détestait les châtiments corporels, tout comme il méprisait ceux qui les appliquaient sans discernement. La proximité du Narval n’avait rien arrangé : les matelots français s’étaient alignés le long des passavants pour ne rien manquer du spectacle, et le souvenir de la terrible correction n’en avait été que plus amère.

Bolitho était descendu à terre à plusieurs reprises pour remettre ses rapports à Raymond et discuter de questions de sécurité avec le détachement de gardes arrivé de Sydney avec les forçats. À maintes occasions, il avait pris le temps de s’entretenir avec ces malheureux, abrutis par de longs procès et un voyage autour de la terre. Toutefois, ils paraissaient en meilleur état, au physique comme au moral, que ceux qu’il avait vus à bord de l’Eurotas. Il se demanda pourquoi ce bateau restait au mouillage, abandonné dans la baie. Ce n’était pas un cantonnement flottant ; certes, il n’avait pratiquement plus d’équipage mais sa seule utilité semblait de permettre la fuite, au cas où les choses tourneraient mal. Bolitho savait que Herrick s’était rendu une ou deux fois à son bord afin de recruter de la main d’œuvre pour le Tempest. Le second avait récupéré six matelots, par des moyens que Bolitho préférait ignorer. Compte tenu des trésors de patience et de diplomatie déployés pour les embaucher, ils valaient leur pesant d’or.

Selon toute probabilité, le gouvernement de Sydney allait envoyer un émissaire pour récupérer l’Eurotas, qui retournerait ainsi au service de la Couronne. Bolitho avait beaucoup à faire pour étudier le rôle de tous ceux qui étaient sous ses ordres, mais il lui était plus agréable de penser à Viola Raymond. Depuis son retour, il ne l’avait vue qu’une fois, pendant que son mari était reçu par de Barras sur la frégate française. Encore n’était-il resté en sa compagnie qu’une heure, et jamais seul avec elle : il valait mieux éviter les commérages. Bolitho l’avait emmenée dans une clairière nouvellement défrichée où les forçats construisaient une rangée de huttes qui devaient leur servir de logement. La suivante silencieuse les avait accompagnés ; c’était la seule déportée autorisée à rester sur l’île. Elle avait gardé les yeux baissés lorsqu’ils avaient croisé ces apprentis-bâtisseurs.

— Un brick nous arrivera bientôt d’Angleterre, avait annoncé Bolitho.

Il ne se rassasiait pas de la regarder, admirant son port de tête et son opulente chevelure qui brillait sous le chapeau de paille. Une chose était certaine : elle était plus attirante que jamais.

— Si vous insistez pour repartir à bord de ce brick, ni son commandant, ni votre mari ne pourront refuser. Vous avez accédé à son désir de vous voir ici. Très bien. À présent, il n’a rien à gagner à ruiner votre santé dans un endroit pareil. De surcroît, je le permettrai pas.

Elle lui avait alors pris la main, l’obligeant à se tourner vers elle :

— Mais, Richard, vous ne comprenez donc pas ?

Elle lui souriait, les yeux brillants :

— Et si je vous prenais au mot ? Si je sautais avec mes bagages dans le prochain bateau pour l’Angleterre ? Et si j’allais m’installer chez vous, à Falmouth ?

Elle avait secoué la tête, et sans lui laisser le temps de protester :

— Je reste parce que je vous aime ! Il faut que je sois là, j’en ai besoin. Je ne supporterais pas de vivre loin de vous, à des centaines et des centaines de nautiques. Il me faudrait attendre votre retour, me tourmenter sans cesse à votre sujet. Ici au moins, je vous vois, je puis vous toucher, être auprès de vous. Si nous nous laissions séparer une fois de plus, ce serait pour toujours, je le sais. Si on vous nommai dans la Nouvelle-Galles du Sud, aux Indes ou à l’autre bout du monde, j’irais vous attendre dans votre cher Falmouth, et avec joie. Mais vous laisser à la merci de James ? Jamais !

Bolitho se remémorait cette scène tout en regardant Raymond feuilleter une liasse de documents. Elle avait raison : il n’avait rien compris. Il ne s’était préoccupé que de sa sécurité à elle, voulant la délivrer de Raymond. Mais l’amour se rit de la raison et se moque de toute prudence.

— Maintenant, Messieurs, dit Raymond, en levant la tête de ses papiers, voici notre objectif : développer cette petite colonie, car elle occupe un emplacement stratégique sur une route marchande d’importance majeure.

Il adressa un sourire diplomatique au comte de Barras :

— Quant à vous, M’sieu le comte*, ce que vous souhaitez, c’est récupérer votre déserteur et retourner dans votre pays, n’est-ce pas ?

De Barras hocha la tête d’un air évasif ; il ne tenait pas à dévoiler son jeu trop tôt. Raymond se tourna vers Hardacre :

— Je sais ce que vous devez ressentir après les événements récents, mais j’imagine qu’il y avait anguille sous roche depuis quelques mois déjà. Ceux qui ont le nez sur un problème manquent de recul et sont souvent les derniers à admettre que ce problème existe.

Il eut un sourire indulgent :

— De toute façon, nous sommes là. Cette poignée d’indigènes devra se plier à l’évidence, bon gré, mal gré. Il ne s’agit plus d’une concession de la Compagnie des Indes, ou d’un terrain privé. Ces îles sont revendiquées par la Couronne. Elles ont droit à sa protection.

Bolitho observait de Barras. Au dernier mot de Raymond, il avait échangé un coup d’œil rapide avec son lieutenant. Pour le cas où les Français auraient des prétentions sur l’archipel des Levu, la position de Raymond était parfaitement claire. Bolitho regarda alors Herrick : il gardait les bras croisés, ses yeux bleus fixaient le mur d’en face. Il devait se sentir mal à l’aise, déplacé, il devait penser à son bateau, aux réparations, à tous ceux qui avaient besoin de lui. Un instant, Bolitho revit Herrick sur la plage, l’épée à la main, en train d’affronter une meute de sauvages rendus furieux par la vue du sang. Une minute trop tard, une seconde peut-être, et ce fauteuil en ce moment serait vide. Raymond poursuivait. Il avait l’onctuosité d’un prélat :

— Grâce à l’appui du Narval et de son excellent équipage, je suis certain que nous parviendrons à nos fins. Il est dans l’intérêt de tous que le pirate Mathias Tuke et ses complices soient mis hors d’état de nuire avant que de nous infliger de nouvelles pertes.

Bolitho sentit que de Barras posait sur lui son regard, sans doute pour lui rappeler leur précédente rencontre, au cours de laquelle les mêmes mots avaient été prononcés.

— De notre côté, nous ferons tout notre possible pour capturer le prisonnier de M. de Barras, reprit Raymond. Je présume que les messagers auxquels je confierai le récit de nos succès seront aussi bien accueillis à Paris qu’à Londres, n’est-ce pas, M’sieu le comte* ?

Le comte étira les jambes et lui rendit son sourire :

— Je comprends.

« Et moi donc ! » se dit Bolitho.

S’il n’en avait été personnellement le témoin, jamais il n’aurait cru qu’une telle scène fût possible. De Barras avait comblé Raymond de toute sa sollicitude : une généreuse provision de vin débarquée par des matelots au moment de l’arrivée de Bolitho. Mais, comme tous les tyrans, le comte était avide de compliments. Il n’attendait qu’une chose, que Raymond fît son éloge en haut lieu, chose qui pouvait lui être utile en France.

Bolitho soupçonnait de Barras d’avoir été plus ou moins exilé de son pays. Il avait reçu ce commandement pour faire oublier une affaire gênante ; l’offre de Raymond n’en avait que plus de prix.

La porte s’entrouvrit. Apparut la tête de la servante, intimidée, visiblement.

— Voyez ce qu’elle veut, dit Raymond sèchement.

Kimura, le métis, grommela, puis dit :

— Le chef est là.

Il désigna la fenêtre :

— Il attend dans la cour.

— Laisse-le attendre.

Une interruption qui l’agaçait.

— Tinah est un grand chef, Monsieur, protesta Hardacre. Un allié sûr. Il vaudrait mieux éviter les entorses au protocole.

— Bon, c’est entendu. Recevez-le, puisqu’il le faut…

Paroles prononcées sur un ton glacial. Raymond ajouta :

— Mais attention ! Pas de promesses !

— J’ai compris.

Hardacre sortit de la pièce à grands pas, ses sandales claquant sur les nattes tressées.

— Bien, dit Raymond.

S’apercevant de la présence de Kimura, il le congédia. Puis, avec un sourire :

— C’est difficile pour eux d’apprécier le progrès.

Le sourire disparut :

— Le jeune homme de l’île du Nord qui nous a avertis de l’attaque, on ne l’a pas retrouvé.

— Il aura probablement eu peur de passer pour un traître, Monsieur, dit Bolitho. Preuve que, sur l’île du Nord, certains font encore suffisamment confiance à Hardacre pour venir lui demander de l’aide.

— Peut-être. En tout cas, le mal est fait. C’est Tuke qui a attaqué votre bateau, mais l’action de cet indigène est celle d’un traître, d’un assassin. Ces naturels soi-disant amis ont massacré vos gens, et plus encore d’hommes de Hardacre. Et cela, compte tenu du motif de votre intervention, c’est impardonnable !

— Ils ne voient pas la différence entre les hommes de Tuke et les miens. D’ailleurs, comment la verraient-ils ?

Bolitho savait qu’il prêchait dans le désert.

— Morbleu ! Ils la verront dorénavant !

Raymond fit un tour complet sur son fauteuil à l’arrivée de Hardacre.

— Alors ?

— Le chef dit que son peuple a honte de ce qui est arrivé à mes hommes… répondit Hardacre.

Regardant Bolitho, il ajouta :

— … et aux vôtres. Malheureusement le chef de l’île du Nord a été tué dès la première attaque des pirates. Des têtes moins solides ont pris le pouvoir dans cette tribu. Jusqu’ici, cette île n’était pas précisément la plus amicale. Maintenant que toutes leurs barques ont brûlé, ils vont avoir des temps difficiles. La tribu d’ici a peur d’aller leur rendre visite.

Raymond renifla.

— Je ne suis pas surpris outre mesure. Et que leur avez-vous promis ? Un bateau plein de porcs bien gras, de nouvelles barques ?

De Barras gloussa. Hardacre continua sans se démonter :

— J’ai promis, Monsieur, que vous leur viendriez en aide, que vous ne les puniriez pas…

— Quoi ? Vous leur avez promis…

Hardacre ne se laissa pas intimider :

— En échange, ils vont se renseigner sur Tuke. Ils n’ont aucune raison de le porter dans leur cœur, et toutes les raisons de craindre vos représailles.

Raymond se tamponna les lèvres :

— Vous voulez dire qu’ils vont nous aider à capturer Tuke ?

Il regarda de Barras :

— Bien, bien !

Finalement il se décida :

— Commandant Bolitho, allez parler à ce, heu… chef. Dites-lui, je ne sais pas, que vous étiez un ami personnel du capitaine Cook. Dites-lui n’importe quoi, mais essayez de lui tirer les vers du nez.

Bolitho quitta la pièce, suivi de Hardacre qui s’arrêta près de la porte. Le plancher grinçait sous son poids et il respirait bruyamment :

— C’est un grand chef, pas un enfant demeuré ! Je pourrais tuer ce Raymond, continua-t-il à mi-voix, avec moins d’émotion que s’il s’agissait d’un cloporte.

Bolitho descendit l’escalier de bois et sortit sous le soleil aveuglant. Au milieu de la cour entourée de palissades, le chef était assis sur un petit tabouret sculpté. Il se tenait très droit, immobile. Ses yeux sombres fixaient la potence vide. Bolitho ne s’était pas attendu à trouver un homme si jeune. Le chef, qui avait une épaisse chevelure et une petite barbe, portait un pagne vert bordé de verroterie et un simple anneau d’or autour du cou.

Il dévisagea Bolitho.

— Tinah, dit Hardacre, voici le commandant anglais, celui du bateau.

Il hésita un instant avant d’ajouter :

— Un homme bon.

Tinah n’avait pas quitté Bolitho des yeux. À présent il souriait ; d’un sourire inattendu, désarmant.

— Vous avez dit à M. Hardacre que vous pouviez trouver les pirates, dit Bolitho. Est-ce vrai ?

— Tout est possible.

Il avait une voix grave. L’accent était hésitant, mais la prestance était celle d’un chef.

— Nous sommes en paix, maintenant. Et nous tenons à cette paix, commandant. Vos hommes ont été attaqués. Mais comment auriez-vous réagi si vos femmes avaient été violées et tuées, vos maisons brûlées sous vos yeux ? Auriez-vous cherché à savoir qui étaient les bons, qui étaient les méchants ?

Il leva un bâton de bois sculpté et le ficha brutalement dans le sable :

— Non ! Vous auriez dit : « Tuez ! »

Herrick sortit du bâtiment. Son regard s’arrêta sur le chef assis et sur les quelques courtisans qui l’attendaient près du portail, à l’entrée.

— Veuillez excuser mon interruption, Messieurs, mais M. Hardacre est demandé à l’étage…

Il avait failli dire « sur le pont ».

— Il semble que l’élégant commandant français souhaiterait se renseigner sur les possibilités d’approvisionnement des îles avoisinantes.

— J’y vais, dit Hardacre avec une grimace. C’est absolument vital que son bateau puisse avoir accès aux mouillages en toute paix. Pas question que les indigènes le considèrent comme un ennemi. Au diable mes propres sentiments !

Herrick regarda sévèrement le chef :

— Un homme avait été fait prisonnier, son nom était Finney.

— Je connaissais Finney, dit le chef en jetant un coup d’œil aux bâtiments. J’ai annoncé sa mort à mon ami. Je n’ai pas donné de détails.

— Pouvez-vous me dire ? insista Herrick d’une voix rude.

— Si votre commandant y tient, soupira Tinah. À l’île du Nord, ce n’est pas comme ici. Finney a été ligoté à un poteau et recouvert d’une couche d’argile. On lui a enfoncé un roseau dans la bouche pour lui permettre de respirer. Puis il a été placé au-dessus d’un petit feu.

Herrick se détourna, révolté :

— Cuit à petit feu, Dieu du ciel !

Tinah eut un frisson :

— Mon père déjà m’avait parlé de ces choses-là. Mais dans l’île du Nord…

Herrick hocha la tête.

— Je sais. Ce n’est pas comme chez vous.

Tournant les talons, il gagna les bâtiments. Le chef le regarda s’éloigner :

— Ce doit être lui, l’homme fort, celui qui est resté debout seul. Oui, j’ai entendu parler de lui.

— C’est fait, dit Hardacre qui revenait du bureau. Ce sera tout, commandant ?

Bolitho acquiesça et salua, portant une main à son chapeau. Hardacre et Tinah avaient évidemment des choses à se dire, des plaies à panser avant qu’il ne soit trop tard, pour les deux.

Dans le bureau de Raymond, Bolitho retrouva les autres qui buvaient du vin. Une porte s’ouvrit sur Viola Raymond. Son mari la présenta à de Barras qui s’inclina cérémonieusement et lui baisa la main :

— Chère Madame, j’ai été affreusement peiné que vous ayez omis d’accompagner Monsieur votre époux à mon bord.

— Merci, M’sieu le comte*, répondit Viola. Ce sera pour une autre fois.

Le lieutenant français s’inclina avec raideur et grommela un compliment incompréhensible dans un anglais approximatif. Viola regarda Herrick et lui tendit la main :

— Quel plaisir de vous revoir, lieutenant !

Le bronzage de Herrick ne dissimula pas complètement sa confusion.

— Heu… Merci, M’dame, je suis très heureux, moi aussi.

Elle rejoignit Bolitho et lui tendit la main :

— Commandant ?

Il lui effleura les doigts du bout des lèvres :

— Madame Raymond.

Leurs regards se rencontrèrent ; il sentit la pression légère de ses doigts. Comme elle s’éloignait en direction de sa suivante, de Barras vint près de Bolitho et murmura, assez haut pour être entendu :

— Ah, je crois bien avoir compris pourquoi elle n’est pas montée à bord de ma frégate. Oui* ?

Riant sous cape, il rejoignit son lieutenant. Herrick était indigné.

— Vous avez entendu, commandant ? L’insolent ! Vous vous rendez compte de ce qui se passe ici, commandant ? Soyez prudent !

Le regard de Bolitho glissa sur les cheveux de Viola ; ils lui couvraient les épaules. Prudent… Herrick savait-il ce que c’était que d’avoir si près de soi la femme que l’on aime, sans être autorisé à la toucher ?

La seule bonne nouvelle venait du jeune chef, Tinah. Ces pirates allaient mordre la poussière. Leur puissance serait anéantie, une fois pour toutes. Ensuite, le Tempest serait sans doute rappelé en Angleterre. Et après ?

Herrick observait tristement son commandant. C’était sans espoir. C’était comme empêcher un taureau de charger, un chat de chasser les souris. Il vit que l’on dressait une table dans la pièce attenante. Il compta le nombre de chaises. « Eh bien, se dit-il, tant que ça dure, il n’y a qu’à en tirer le meilleur parti. »

 

Mutinerie à bord
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